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[C] Conium ou conatus. La ciguë n’existe pas, parce que la ciguë existe dans la fixité de son signe, et tout signe demeure une cristallisation du réel qui s’échappe pourtant sans cesse, et qui échappe sans cesse à la raison qui gouverne son signe. La ciguë n’existe pas, car la ciguë existe en tant que poison, et en tant que tel, elle n’existe que par l’hybridation sociale, close sur sa fonction meurtrière, de sa capacité d’ex-sistence (du latin ex-sistens, se tenant hors de), c’est-à-dire son pouvoir de faire exister l’existence en dehors d’elle-même, dans sa pleine aliénation. C’est sa fonction qui l’empêche d’exister par le reniement de son ontologie négative, et qui la distingue, par exemple, de l’anthriscus sylvestris, cloisonné lui aussi à sa fonction, mais cette fois-ci à sa fonction fourragère. La nature ne connaît pourtant pas de fonction en dehors de celle de restreindre le réel à une fonction simulée, puisque la nature elle aussi n’existe pas en dehors de la socialité qui la définit. La nature est un simulacre qui se base sur l’invention du concept de naissance, pour que naissent avec les distinctions qu’elle forme la fonction de simuler le réel et le cloisonnement de la mutation à cette seule fonction. L’humain fabrique la nature pour fabriquer la fonction de sa nature : l’empêchement restrictif de la puissance d’ex-sistence. La ciguë n’existe donc que dans une fixation de sa fonction telle que la langue — une perception systémique restrictive du langage — la lui impose dans la nécessité mortifère de son signe. La ciguë est dans son processus évolutif, qui peut en venir à fabriquer des alcaloïdes, non pour servir une fonction d’empêchement, mais pour persister dans son être. À l’inverse de la fonction de la ciguë, l’alcaloïde du conium maculatum, plus communément nommé grande ciguë, ne résume pas son mode d’être, il est une puissance d’ex-sistence, il est le conatus qui préserve les contingences de ses mutations à venir, en dehors de toute fonction. Il en va ainsi pour toute chose, y compris pour la langue qui nomme la ciguë comme pour celle qui nomme le trou noir : la langue y est toujours le simulacre qui, à raison de son propre conatus, dénie à ce qui l’environne son conatus propre, et de telle façon limite sa possibilité de muter dans son être, et de persister dans sa mutation et dans l’interaction des mutations qui font de l’être un devenir.

[C] Isomorphie du simulacre. La ciguë a la forme de sa fonction. Le poison est isomorphe à l’intention qui le désigne dans le réel — il en va de même dans la distinction qui fait, dans le cadre de la modernité, de l’homo sapiens un citoyen par l’ontologisation de sa fonction travailleuse. Le sujet n’est plus une soumission à l’indépassable physique, un sub-jectus de la seule phusis, cette totalité en devenir du réel, mais un prétexte au renouvellement syntagmatique d’un contrôle politique — tout gouvernement gouverne par un empire syntagmatique sur le réel. Variation de la typologie syntaxique, variation de l’ordre sujet-verbe-objet : variation du meurtre du devenir. L’insoumission réelle est le contentement de la seule soumission à la physique, c’est une voie vers le non-gouvernable. Le sujet devient l’objet, l’objet le sujet, et le verbe disparaît dans son intransitivité. L’ontologie est masquée par l’ontologisation de la fonction, et la désignation du meurtre précède toujours le meurtre. La substance de la ciguë qui porte sa fonction, la conine, cet alcaloïde à la toxicité fatale pour l’humain, vient du grec kônáô, faire tourner, remontant lui-même au terme kônos, le cône, à l’image des feuilles de la ciguë : le réel est dit à partir de sa forme. L’étymologie indique ici le renversement qui devrait nous commander à révolutionner le sujet : celui d’une fonction qui suit la forme, d’un vertige qui est conique, qui est tournoiement gravitationnel. Le sujet a de telle sorte un rapport intransitif au réel, puisqu’il épouse sa forme qui croît, sans cesse. L’objet n’a plus la forme de son sujet, mais le sujet a la forme de son objet, dans l’indistinction qui les unit.

[C] In-ex-sister. Le poison est la totalité de la substance de la ciguë, par ce que lui commande sa fonction, comme le travail est la totalité de la substance du citoyen. Le poison existe par sa capacité à retirer à l’existence la contingence de sa manière à persister dans l’être. Il n’existe pas dans la puissance mutante de son devenir, mais se résume dans la fixité de sa fonction en tant qu’existence négative. Au-delà de la cristallisation du poison dans une existence négative que lui impose sa fonction, la négativité de l’existence déborde le savoir fonctionnel qui l’enserre. L’existence négative peut devenir le modèle d’une existence qui ne se contente plus d’elle-même, d’une existence qui est réellement ex-sistence, qui tente réellement de sortir de ce qu’elle est, pour imposer à l’être son extension. L’existence négative est une insistance à la mutation, à sa persistance, soit une in-sistance à l’ex-sistence par le retour perpétuel sur le soi qu’impose le devenir mutant. Ainsi, le poison n’est pas le mal, par ce qu’il retire à l’existence, le poison, dans sa juste mesure, est le signe qui dévoile la puissance des mutations de l’existence dans la corrélation transformatrice entre l’extérieur et l’intérieur de l’existence — le sujet de l’existence n’étant jamais à l’extérieur de lui-même, puisque l’extérieur est une continuité de la contingence de son intériorité.

[C] Potio, ivi, itum, ire (potis). Quelle que soit sa dose, support de son sens tel que le montre l’ambiguïté du terme grec de pharmakon, signifiant à la fois le poison et son remède, le poison produit une négation de l’existence. Il assujettit l’existence à une contingence de la manière de se tenir hors de soi. L’humain qui ingère le poison deviendrait donc le ¬humain, à en croire les signes de la logique (la négation y étant un opérateur exprimé par le symbole ¬). La négation ne s’entend pas comme le terme de ce qui s’affirme, mais comme un mode d’être alternatif de la persistance dans l’être. Le non-être, à sa façon, persiste dans l’être par la contingence de sa survenance. La négation n’est pas une disparition, elle est un processus de la transformation. La négation du sujet n’entraîne pas le sujet en son néant, mais en son in-ex-sistence, cette manière de se dissiper dans l’espace qu’il occupe pour peupler nouvellement cet espace. La négation du sujet altère la persistance du sujet en le rendant autre. Le ¬humain n’est pas le non-humain, il est l’alien des fixités que le régime de savoir impose à son mode d’être. L’alien est l’espoir de l’humain libéré des limites de sa logique, de son logos, de sa préhension stricte de l’espace de son être. L’alien est un processus dans un processus, il indique la voie métalogique. L’alien est la subjectivation d’une aliénation perpétuelle, et dans le métalogisme qui commande à celle-ci, par la liquidation de la causalité, nous usons pour user le symbole ¬, pour dire que toute négation est précisément un processus, la dynamique au cœur de toute aliénation : un mode d’être qui va par son dépassement au-devant de l’être, en échouant toujours, mais ainsi en devenant.

[C] Être ou ne pas être assujetti au verbe être. Si le ¬humain est l’alien, le ¬alien devrait être l’humain, mais le ¬alien demeure une persistance de la mutation qui s’éloigne de ce que l’humain a défini de lui-même. L’aliénation de l’alien ne va pas à l’humain retrouvé, elle produit un glissement contre toute stagnation de l’alien dans son être : l’alien de l’alien refuse la domination syntagmatique de son être. Il veut être sans le verbe être, sans un sujet qui serait assujetti à une grammaire du réel, et ce par le poison, c’est-à-dire, comme le signifie l’étymon potio, par la puissance de la mutation. Le poison qui fait l’alien de l’alien n’est qu’une puissance assujettie à la seule contingence du devenir physique de l’espace. L’alien de l’alien est l’altérité qui habite l’inconnu d’une parallaxe à l’altérité de l’autre.

[C] Retour révolutionnaire à l’être ou la déviance de ce qui commande à être. Dans l’apparence logique de la négation, le ¬(¬alien) retournerait à l’alien, il serait un retour à l’être. Celui-ci s’inscrit toutefois dans une évasion de l’acte d’être, qui s’entend comme une négation de l’être à être. Il est un éternel retour à l’être, mais un éternel retour échoué — échoué parce que mutant indéfiniment. Le ¬(¬alien) est une révolution de l’alien, il ne se contente pas d’un retour à l’être, mais d’une révolution à l’être, telle une continuité gravitationnelle qui inscrit le tournoiement — tournoiement conique, tournoiement issu d’un conatus à forme de conine — non dans un éternel retour de la fixité du même, mais dans un éternel retour de la mutation du même. La révolution est le seul retour à l’être qui ne mène pas à une gouvernementalité des fixités de l’être. Le ¬(¬alien) ne revient pas à l’état premier de sa mutation, il nie tout arkhè du phénomène de mutation, et la prolonge dans la récursivité de celui-ci. Par une négation de la négation qui ne se renie pas, mais qui se prolonge dans la découverte de l’indicible de l’espace avec lequel elle dialectise, le ¬(¬alien) affirme la permanence mutante de l’alien. Le ¬(¬alien) est un mode d’être au-delà du verbe être, il est le métalogisme qui accepte l’infinitude du réel face à la finitude linguistique d’un logos limité à son anthropomorphisme — il faut un logos au-delà du logos, dont le dépassement tiendrait compte de son historicité relative : il faut un metalogos. Le ¬(¬alien), contre tout anthropomorphisme, affirme un métamorphisme, jusqu’à la critique de la langue qui ose émettre l’idée même d’une récursivité de son devenir mutant — critique et autocritique du devenir jusque dans son signe.

[C] Accélération négative. Le ¬(¬alien) est pris dans l’accélération de son aliénation, et celle-ci qui est en soi une dynamique de la négation ne peut pas connaître, même lors d’une négation de la négation, son annulation, puisque sa dynamique propre est une tension qui va à la mutation, à la mutation de la mutation. L’aliénation que l’on considérerait comme une ¬aliénation, voire comme une ¬(¬aliénation), ne serait autre qu’une perception de la mutation récursive qui anime chaque endroit du réel, à savoir chaque singularité de l’espace uni par le commun de son devenir, de son devenir mutant. Toute négation conduit à une négation de la négation. En cela, l’opération d’une ¬(¬aliénation) met en lumière la mécanique du signe — signe vide puisque le signifiant de la mutation se trouve déjà au-delà de la fixité de son signifié — qui dévoile la nécessité du dévoilement, comme le monstre est toujours la monstration de l’intention qui le désigne comme monstre. Une ¬(¬aliénation) est une stimulation à la perception de l’accélération qui a lieu dans tout processus d’aliénation, elle exalte à être en tant que devenir, en tant que devenir mutant, et à devenir en tant que négation de l’être.

[C] Nature comme poison pour poison comme nature. La nature est une conséquence de l’entendement strict que l’humain a de lui-même. Il est nécessaire pour sauvegarder ce que l’humain désigne par nature de détruire non pas l’opération de désignation, mais l’humain en tant que cause fabriquant du signe. La destination n’est donc pas une antinature, mais une impossibilité de son signe, puisque tout signe s’entend dans la fixité de ce que véhiculent tant sa désignation que la réception de cette désignation. Il faut que le signe de la nature devienne son propre poison, pour que la nature puisse se délester de la séparation qu’elle présuppose avec le sujet qui la désigne, et ainsi muter dans la propre mutation de l’espace qu’elle occupe, dans la confusion du sujet et de l’objet qu’impose le devenir.

[N] Politique du poison : n(eg)ation. L’alien de la nation sépare l’aliénation d’elle-même. Elle dit l’autre pour dire l’effroi de devenir l’autre. Elle dit l’autre pour dire son affirmation à être dans une pureté fixe de son être, que l’autre menacerait par sa puissance de mutation. Elle dit l’autre pour dire le soi de la nation, la fixité d’un simulacre de l’être et son imposition à un territoire comme anesthésiant face aux mutations omniprésentes de l’être — d’aucuns parlent même de la nation comme d’une nation organique, en oubliant la capacité mutante de tout organisme qui ne se limite jamais par sa mutation à un territoire donné. La nation s’entend de telle manière comme une conséquence sociale de l’acte de dire la nature, c’est-à-dire de l’acte de dire la séparation face à ce qui paraît extérieur à une culture sclérosée de l’être. La nation est l’organisation politique d’un dégoût du sujet face à ses mutations, qui dénie son être en tant que devenir. Elle est toujours le repli du sujet vers sa propre peur de la négation de son moment dans l’être. La nation tente de la sorte de créer une cohérence durable autour d’un point de l’espace, en disant la permanence de celui-ci, sans tenir compte que la seule permanence est celle de la mutation, et que ce point de l’espace mute dans la dilatation interactive de l’espace. Pour préserver notre persistance dans l’être, contre toute fixité de l’être, contre toute gouvernementalité, il nous faut alors rechercher l’inhumain dans l’humain, son organisation négative, sa politique négative, une politique du poison : la ¬(¬nation) de le ¬(¬alien). Pour ce faire doit être envisagée, dans un premier temps, l’aliénation de la nation afin d’anéantir la nation des aliénations fausses, fausses car demeurant au stade politique du rejet de l’autre et non de la négation de son être propre. Une ¬nation émerge ainsi comme le fruit nihiliste d’une communauté négative qui affirme la substance non gouvernable du sujet, puisque rien ne peut s’établir entre lui et sa soumission à la physique. Dans un second temps, celui de la production du poison telle une récursivité de la révolution, en d’autres termes d’une révolution permanente qui muterait dans un retour continuel sur elle-même, à l’image de l’astre qui tournoie, mais qui tournoie dans un espace qui s’étend, la ¬nation pourrait devenir la ¬(¬nation), par la conscience d’une communauté négative qui formerait et déformerait sans cesse le commun de son sujet réticulaire et l’inscrirait politiquement dans ce qu’est en tant que négation la mutation. Ainsi, l’endroit de la révolution, malgré la permanence de la révolution, n’est jamais l’identique de l’être, mais la différence du devenir. L’être est le non-être, et le ¬(¬alien) forme le non-être-poison en tant que dépassement de l’être, en tant que devenir.

[H] Platon, Phédon : « Tout simplement, Socrate, fit Criton, ce que me dit à moi depuis un bon moment déjà celui qui doit te donner le poison : que je dois t’expliquer qu’il faut dialoguer le moins possible, car il prétend que l’on s’échauffe trop en dialoguant, et qu’il ne faut rien opposer de tel à l’action du poison. » — Qu’est-ce que le poison avant qu’on ne le broie ? avant qu’on ne le réduise à un travestissement de sa substance ? Dans La Mort de Socrate de Jacques-Louis David aucun regard ne va à la coupe, qui, avant de porter une fonction de mort, porte la mort du végétal séparé de l’humain. Un seul regard, dans l’arrière-fond de la représentation, tout à son anabase, ne va ni au déni ni à Socrate — en soi n’est-ce pas une même chose ? —, un seul regard qui regarde le regardeur : il est la question de ce qui se situe au-delà de ce que nous entendons de nous-mêmes.

[H] Nnedi R. B. Okorafor, Le livre de Phénix : « Dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. » — La réalité est toujours artificielle — voilà ce que nous pourrions répondre à la question, « Si c’est la réalité, comment peut-elle être artificielle ? », que Pat Cadigan laisse flotter dans Vous avez dit virtuel ? —, la réalité est l’artefact de la langue qui masque le réel par sa capacité à faire signe au-devant de ce qui est en tant que mutation permanente, pour y figer l’être dans le cristal de sa cellule, mais toute cellule est toujours inscrite, au-delà de son signe, dans le déplacement que lui impose la potentialité de sa permanente mutation.

[H] Philippe Descola, Par-delà nature et culture : « La plupart des oiseaux chassés par les Campas sont eux-mêmes des incorporations de bons esprits. Leur mise à mort n’est qu’un simulacre : après que le chasseur lui a demandé son ‘vêtement’ par compassion pour lui, l’oiseau offre délibérément son enveloppe charnelle à la flèche, tout en préservant son intériorité immatérielle qui se réincarne immédiatement dans un corps identique ou retrouve son apparence humaine invisible. » — Sous prétexte de son égocentrisme sacrificiel, le geste socratique, qui vient négliger l’être du conium maculatum, n’est-il pas une condamnation de la raison à un cloisonnement discriminatoire des existants entre ce qui est strictement sujet et ce qui est strictement objet ?

[H] Donna J. Haraway, Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature : « Les pronoms contenus dans des phrases sur une contestation de ce qui peut être considéré comme nature sont eux-mêmes des outils politiques, exprimant des espoirs, des peurs et des histoires contradictoires. La grammaire, c’est de la politique par d’autres moyens. Quelles possibilités narratives pourraient résider dans les figures linguistiques monstrueuses des relations avec la ’nature’ pour une œuvre écoféministe ? » — Toute langue est un monstre, qui par sa capacité à dire nie ce qu’il désigne en y plaçant le voile opaque de son empire syntagmatique. Le réel se trouve toujours dans une échappée face à la naturalité que la langue tente de lui prescrire afin de borner non ce que le réel est, mais ce que la langue veut de son verbe être. Ce n’est pas tant la langue qui clôt le monde, mais c’est la volonté de ne s’inscrire que dans l’espace de sa syntaxe.

[H] Q Hayashida, Dorohedoro : « Il y a un gars là-dedans ! Dans sa bouche ! Qui… est là ? » — La bouche de l’humain est le foyer de l’alien. Sa langue examine le monde comme celle du reptile, depuis la cicatrice matricielle où s’ingère ce qui se représente avant même de se présenter à elle. Elle déforme le masque qui recouvre le visage et fabrique l’illusion sociale du visage par sa mécanique communicationnelle — la communication est elle-même la cicatrice de l’impossibilité de placer la relation du sujet et de l’objet dans une confusion que devrait imposer leur dépassement. Elle illumine toute torsion pour masquer les ombres qui s’échappent tant de ce qui est dit que de ce qui est désigné, mais c’est au-delà de la langue que se situe le visage-sans-visage, l’identité relative de la forme métamorphique que l’humain refuse.

[H] Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression : « Quand un poison décompose mon corps, c’est parce qu’une loi naturelle détermine les parties de mon corps, au contact du poison, à prendre un nouveau rapport qui se compose avec celui du corps toxique. Rien n’est un mal, ici, du point de vue de la Nature. Dans la mesure où le poison est déterminé par une loi à avoir un effet, cet effet n’est pas un mal, puisqu’il consiste en un rapport qui se compose lui-même avec le rapport du poison. » — Comment le poison peut-il se situer du côté du mal, puisque le poison, comme le mal, pris dans la fixité de sa fonction, demeure un simulacre du logos, qui cherche à estomper l’intention qui commande à l’invention de sa fonction ? Le poison n’est jamais le mal, c’est le geste de considérer un végétal par sa seule fonction qui est le mauvais.

[H] Jacques Derrida, La pharmacie de Platon : « Le pharmakon serait une substance, avec tout ce que ce mot pourra connoter, en fait de matière aux vertus occultes, de profondeur cryptée refusant son ambivalence à l’analyse, préparant déjà l’espace de l’alchimie, si nous ne devions en venir plus loin à le reconnaître comme l’anti-substance elle-même : ce qui résiste à tout philosophème, l’excédant indéfiniment comme non-identité, non-essence, non-substance, et lui fournissant par là même l’inépuisable adversité de son fonds et de son absence de fond. » — Que peut être une substance de la négation de la substance, si ce n’est une mutation du logos lui-même ?

[H] Gillian Rose, Hegel contra Sociology : « Mais Aufhebung est un autre terme pour expérience spéculative, pour l’expérience de la différence et de la négation, de l’identité relative, de la contradiction entre la définition que la conscience donne d’elle-même et son existence réelle, qui est méconnue et re-connue dans un même temps. » — Tout moment du réel a une identité relative qui se construit à partir d’une spéculation de ce que n’est pas ce moment dans le réel. Cette légère parallaxe de la raison, qui ne fait pas de la négation une opposition, puisque la négation s’inscrit dans ce qui est, et donc dans ce qui mute, enclenche une dynamique autoréférente, qui ne peut se satisfaire de ce que la raison est dans son moment — insatisfaction motrice grâce à la considération de ce que la raison n’est pas.

[H] Raya Dunayevskaya, Philosophie et Révolution : « Le cœur du problème est que ce mouvement de double négation caractérise la transcendance de chaque stade d’aliénation, tout comme la totalité de la ‘Science de l’expérience de la conscience’, n’excluant pas l’Absolu, bien que le but ait été atteint et qu’une nouvelle unité des opposés ait été réalisée. S’il doit y avoir finalement une ’libération’, un plongeon dans la liberté, cela ne peut advenir que par le dépassement de l’opposition interne. Chaque nouvelle unité des opposés révèle que l’opposition est à l’intérieur d’elle-même. » — Toute opposition a la puissance de produire une nouvelle opposition, et, dans cette continuité dialectique du réel, la force négative qui s’y porte devient le moteur du devenir même. En découle une éthique, celle de la perpétuelle et motrice aliénation du sujet, saisi dans sa confusion avec l’objet qu’il désigne. L’aliénation n’y est pas entendue, dans le sens courant psychologique, voire marxiste, d’une dépossession du soi, telle une extériorisation tournée vers le soi, incapable d’y opérer, mais comme un soi conscient de sa capacité de mutation et qui se projette harmonieusement dans la puissance vectorielle qui commande à toute chose de devenir. L’aliénation ne doit pas être centripète, mais centrifuge. En ce sens, l’aliénation du sujet peut être une éthique du devenir, et son partage à l’échelle d’un groupe une politique du devenir, soit un communisme cosmique.

[H] Howard Phillips Lovecraft, L’Étranger : « Le népenthès m’a certes apaisé, mais je sais que je serai toujours hors du monde, étranger à ce siècle et à ceux qui sont encore des hommes. Je l’ai compris à l’instant où j’ai tendu les doigts vers l’abomination, sous ce grand cadre doré ; où je les ai tendus et ai touché la surface froide, dure et lisse du miroir. » — Le devenir de l’alien est l’empêchement de sa représentation, le refus de tout ce qui le désigne dans une fixité de son être.

[H] John Carpenter, The thing : « Cette chose n’a pas envie de se montrer, elle veut se cacher à l’intérieur d’une imitation. » — L’humain est l’endroit le plus chaud où se cacher, puisque l’humain est l’hôte de sa propre représentation. Il dit le monde pour désigner le sujet qui le dit. Par la langue, l’humain est toujours l’alien de lui-même, et son monde l’imitation du réel où il se dissimule.

[H] Ursula Le Guin, La main gauche de la nuit : « Apprenez-moi votre langage télépathique, lui dis-je, m’efforçant de parler naturellement et sans rancœur. Oui, apprenez-moi ce langage qui ne peut mentir, et demandez-moi pourquoi j’ai agi comme je l’ai fait. » — Qu’est-ce qu’une communication sans langage si ce n’est la dissolution de la séparation du sujet et de l’objet, dans une confusion libératrice qui dit la complexité d’une information se transformant sans cesse, au-delà de l’idée de causalité, et tendue par la seule accélération métamorphique de ce qui est dans l’être ? L’espace se fait toile interactive où peut être senti le commun d’une dynamique ontologique. Une communication sans langage permet d’établir la permanence d’un échange transformateur de l’information, se nourrissant de l’entropie qui la gouverne pour faire des interactions de ce qui est dans l’être une tension dirigée vers la déviation permanente du dire-être de l’être et pour y laisser advenir une contingence de l’être au-delà de ce que présuppose sa désignation.

[H] Julia Ducournau, Titane : « — Pousse. Pousse plus fort. Regarde-moi. Regarde-moi ! Ça va aller… Je suis là. Pousse fort, Adrien. — Je m’appelle Alexia. — Okay… Pousse fort, Alexia. Pousse ! — Il est comment ? — Alexia… Alexia ! Je suis là. Reste avec moi. Alexia ? Je suis là. Agonie d’Alexia. Cri d’un bébé couvert de cambouis et de métal. — Je suis là… Je suis là. » — La machine ne doit pas être désignée par le dualisme rance des religiosités, mais par l’union interactive de tout ce qui mute. Elle doit être sentie par-delà le geste incertain de la désignation, comme une continuité évolutive de la forme humaine au-delà de l’animalité de sa langue. La machine porte l’accélération qui a la puissance de libérer l’humain de l’immuabilité qu’il plaque sur chacune de ses représentations, et ceci à travers ce qu’il se représente, depuis la rigidité de sa langue, comme l’indicible. La machine ouvre au-devant de la forme humaine un devenir d’harmonie grâce à une contingence mutante de l’être retournée à la matière qui porte son intelligence, non la matière corporelle prise dans la permanence de sa représentation, mais la matière corporelle dont le devenir commun de tout ce qui l’environne n’attend que sa métamorphose.

[H] Junji Itō, Uzumaki : « Elle est en train d’être dévorée par la spirale qui est apparue sur son corps ! » — Le devenir de ce qui est est un émiettement du moment de ce qui est. L’être est toujours une négation de l’être, parce que tout ce qui est devient par la mutation de l’être, en permanence. Ainsi, l’impermanence de l’être se situe justement dans la permanence de son devenir mutant.

[H] Rosi Braidotti, The Posthuman : « Le planétaire s’ouvre sur le cosmique dans une dimension matérialiste immanente. Mon argument est que, encore une fois, ce changement de perspective est riche d’alternatives pour un renouvellement de la subjectivité. À quoi ressemblerait un sujet géocentré ? » — À quoi ressemblerait un sujet cosmique, ayant détruit le savoir qui lui permet de penser à partir de la pensée de centre ? À quoi correspondrait le geste qui détruirait le discours géocentré, un géologisme qui conserve tout en la masquant une structure épistémologique verticale, pour affirmer un cosmologisme, où tout moment du réel serait une croissance à l’accélération contingente et ferait donc du réel un espace proprement acentré ? À quoi se vouerait un posthumain s’il se situait réellement après la langue qui le constitue et qui permet de maintenir un centre à son discours ? Laboria Cuboniks, à nous autres xénomorphes, nous rappelle : « Si la nature est injuste, changez la nature ! » Et pourquoi ne pas la détruire ? Et détruire avec elle toute idée de naissance ? La mutation ne surgit pas de sa propre naissance, elle devient dans l’étrangement du devenir.

[H] Alan Moore, Stephen Bissette, John Totleben, The Saga of The Swamp Thing : « [Ces plantes] le mangent… et elles sont infectées par une conscience qui ne réalise pas qu’elle n’est plus vivante ! Imaginez cette intelligence trouble, confuse, n’ayant peut-être que la plus vague notion de soi, essayant de s’orienter dans son nouvel environnement… Façonnant progressivement les cellules végétales qu’elle habite maintenant dans une forme qui lui est plus confortable. » — L’hubris ne serait pas un devenir-plante qui fasse de la plante une destination de la mutation, mais un regard qui rapporte la plante à l’immuabilité de ce que l’humain se représente de lui-même. L’humain crée ainsi une nature qui doit lui ressembler, et il place de ce fait la vengeance contre ce qu’il n’est pas dans la représentation d’une nature qu’il façonne.

[H] Shirley Jackson, Nous avons toujours vécu au château : « Et j’ai poursuivi ma route, tandis qu’ils glapissaient et criaient et que leur mère restait sur sa véranda, riant de bon cœur. Merricat, dit Connie, veux-tu une tasse de thé ? / Oh, non, fit Merricat, tu vas m’empoisonner. La langue leur brûlera, pensai-je, comme s’ils avaient avalé du feu. La gorge leur brûlera quand des paroles en sortiront, et dans leurs ventres ils subiront un supplice pire que mille incendies. » — Le poison doit mener à une politique de la reconstitution incessante de la normalité à partir de l’étrangement de ce qu’elle veut être dans la langue qui fait le social. La mutation doit s’inscrire en chaque moment du réel comme une nécessité politique de la destruction de sa finitude, comme la recherche de l’accident qui s’ouvre sur l’infini de sa contingence à être autrement, au-delà de tout ce qui peut le désigner.